(Une littérature mineure est plus apte à travailler la matière,

ou: la machine d’expression)

Qu'est-ce qu'une littérature mineure?

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Les trois caractères de la littérature mineure sont la déterritorialisation de la langue, le branchement de l'individuel sur l'immédiat-politique, l'agencement collectif d'énonciation. Autant dire que « mineur » ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu'on appelle grande (ou établie). Même celui qui a le malheur de naître dans le pays d'une grande littérature doit écrire dans sa langue, comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ouzbek écrit en russe. Ecrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi. Il y eut beaucoup de discussions sur : qu'est-ce qu'une littérature marginale ? – et aussi : qu'est-ce qu'une littérature populaire, prolétarienne, etc. ? Les critères sont évidemment très difficiles, tant qu'on ne passe pas d'abord par un concept plus objectif, celui de littérature mineure. C'est seulement la possibilité d'instaurer du dedans un exercice mineur d'une langue même majeure qui permet de définir littérature populaire, littérature marginale, etc. [1]. C'est seulement à ce prix que la littérature devient réellement machine collective d'expression, et se fait apte à traiter, à entraîner les contenus.

Kafka dit précisément qu'une littérature mineure est beaucoup plus apte à travailler la matière[2]. Pourquoi, et qu'est-ce que c'est, cette machine d'expression ? Nous savons qu'elle a avec la langue un rapport de déterritorialisation multiple : situation des juifs qui ont abandonné le tchèque en même temps que le milieu rural, mais aussi situation de cette langue allemande comme " langage de papier ". Eh bien, on ira encore plus loin, on poussera encore plus loin ce mouvement de déterritorialisation dans l'expression. Seulement, il y a deux manières possibles : ou bien enrichir artificiellement cet allemand, le gonfler de toutes les ressources d'un symbolisme, d'un onirisme, d'un sens ésotérique, d'un signifiant caché - c'est l'école de Prague, Gustav Meyrink et beaucoup d'autres, dont Max Brod [3]. Mais cette tentative implique un effort désespéré de reterritorialisation symbolique, à base d'archétypes, de Kabbale et d'alchimie, qui accentue la coupure avec le peuple et ne trouvera d'issue politique que dans le sionisme comme « rêve de Sion ». Kafka prendra vite l'autre manière, ou plutôt l'inventera. Opter pour la langue allemande de Prague, telle qu'elle est, dans sa pauvreté même. Aller toujours plus loin dans la déterritorialisation... à force de sobriété. Puisque le vocabulaire est desséché, le faire vibrer en intensité. Opposer un usage purement intensif de la langue à tout usage symbolique, ou même significatif, ou simplement signifiant. Arriver à une expression parfaite et non formée, une expression matérielle intense. (Sur les deux manières possibles, ne pourrait-on pas le dire aussi, dans d'autres conditions, de Joyce et de Beckett ? Tous deux, Irlandais, sont dans les conditions géniales d'une littérature mineure. C'est la gloire d'une telle littérature d'être mineure, c'est-à-dire révolutionnaire pour toute littérature. Usage de l'anglais, et de toute langue, chez Joyce. Usage de l'anglais et du français chez Beckett. Mais l'un ne cesse de procéder par exubérance et sur­détermination, et opère toutes les reterritorialisations mondiales. L'autre procède à force de sécheresse et de sobriété, de pauvreté voulue, poussant la déterritorialisation jusqu'à ce que ne subsistent plus que des intensités).

Combien de gens aujourd'hui vivent dans une langue qui n'est pas la leur ? Ou bien ne connaissent même plus la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont ils sont forcés de se servir ? Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants. Problème des minorités. Problème d'une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l'immigré et le tzigane de sa propre langue ? Kafka dit : voler l'enfant au berceau, danser sur la corde raide.

 

Gilles DELEUZE et Felix GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure. Ed. de Minuit, 1996, pp. 33-34.

 



[1] Cf. Michel Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Albin Michel : sur la difficulté des critères, et la nécessité de passer par le concept de « littérature de seconde zone ».

 

[2] Journal, 25 décembre 1911, p. 181 : « La mémoire d'une petite nation n'est pas plus courte que celle d'une grande, elle travaille donc plus à fond le matériel existant.»

 

[3] Cf. Wagenbach, l'excellent chapitre « Prague au tournant du siècle », sur la situation de la langue allemande en Tchécoslovaquie, et l'école de Prague.